(INTERVIEW): «l’insécurité compromet durablement l’essor économique régional», Cheikh Mbacké SENE, Expert en Intelligence Economique

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Cheikh Mbacké SENE, Expert en Intelligence Economique, Veille et Communication 


(CROISSANCE AFRIQUE)-Face à une montée persistante des violences terroristes, le Sahel voit son développement économique sérieusement compromis. L’insécurité freine la croissance, bloque les investissements et affecte durablement la vie des populations. Cheikh Mbacké SENE, expert en intelligence économique et analyste, décrypte cette réalité complexe.

« Les grands projets d’infrastructures qui doivent soutenir l’intégration régionale, comme le corridor Ouagadougou-Abidjan ou la ligne ferroviaire Niamey-Cotonou, sont bloqués ou suspendus pour des raisons de sécurité »

 Monsieur SENE, vous avez récemment publié une analyse sur l’impact du terrorisme sur l’économie du Sahel. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce sujet est aujourd’hui central pour la région ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS) : Absolument. Depuis plus d’une décennie, le Sahel subit une montée sans précédent des violences terroristes. Cela ne se traduit pas seulement par un coût humain tragique, mais aussi par un véritable blocage économique. Cette insécurité chronique crée un cercle vicieux où la peur freine les investissements, ralentit les projets publics et prive la population des ressources indispensables pour vivre dignement. Or, l’économie est la clé pour sortir de cette spirale. Si elle s’effondre, c’est tout le contrat social et la stabilité régionale qui sont menacés.

Cheikh Mbacké SENE, Expert en Intelligence Economique, Veille et Communication 

« Plusieurs indicateurs sont inquiétants« 

Quels sont les indicateurs économiques qui montrent clairement cet impact négatif ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : Plusieurs indicateurs sont inquiétants. Par exemple, au Burkina Faso, la croissance économique est tombée de 6 % en 2018 à 1,5 % en 2023, selon la Banque mondiale. Au Mali, on est passé de plus de 5 % à moins de 2 % sur la même période. Et le Niger, après avoir longtemps affiché une croissance robuste, subit une récession estimée à -4,2 % en 2024, en partie à cause de la crise politique et sécuritaire. À cela s’ajoute une chute vertigineuse des investissements directs étrangers, qui ont diminué de plus de 60 % dans les zones affectées. Cela signifie moins de projets, moins d’emplois et un avenir économique compromis.

Croissance Afrique : Quelles sont les conséquences concrètes pour la vie quotidienne des populations ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : Les populations rurales, majoritaires dans ces pays, sont les premières victimes. L’agriculture et l’élevage, qui constituent la principale source de revenus pour plus de 80 % des habitants, sont gravement perturbés. Des millions de personnes ont été déplacées, souvent plusieurs fois, ce qui signifie l’abandon de leurs terres et de leurs moyens de subsistance. Par exemple, au Burkina Faso, certaines régions ont perdu jusqu’à 40 % de leur production céréalière. Cela provoque une crise alimentaire récurrente et une dépendance accrue à l’aide humanitaire. Par ailleurs, la fermeture de milliers de marchés ruraux au Mali prive de nombreuses familles de revenus essentiels.

« La Banque africaine de développement indique que les coûts liés à la sécurisation des chantiers ont augmenté entre 30 et 50 % »

Les infrastructures régionales sont-elles également affectées ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : Oui, très fortement. Les grands projets d’infrastructures qui doivent soutenir l’intégration régionale, comme le corridor Ouagadougou-Abidjan ou la ligne ferroviaire Niamey-Cotonou, sont bloqués ou suspendus pour des raisons de sécurité. Ce blocage a un double effet : il freine les échanges commerciaux, et augmente le coût des transports. La Banque africaine de développement indique que les coûts liés à la sécurisation des chantiers ont augmenté entre 30 et 50 %. Cela fragilise les économies sahéliennes et limite leur compétitivité, en particulier dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui repose sur la fluidité des échanges.

« Le Mali a dépensé en 2023 environ 550 milliards de FCFA (900 millions de dollars) pour ses efforts militaires, un record »

Quel est l’impact de cette situation sur les finances publiques ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : L’impact est lourd et contraignant. Les États sont forcés d’allouer une part considérable de leurs ressources à la défense et à la sécurité. Par exemple, au Burkina Faso, près de 19 % du budget national est consacré à la défense, contre seulement 7 % à la santé. Le Mali a dépensé en 2023 environ 550 milliards de FCFA (900 millions de dollars) pour ses efforts militaires, un record. Ce déséquilibre budgétaire laisse moins de moyens pour les secteurs sociaux essentiels, comme l’éducation et la santé, et limite les investissements publics dans les infrastructures de base. Par ailleurs, la dette publique de certains pays dépasse 70 % du PIB, ce qui alourdit encore la pression sur les finances nationales.

« Dans plusieurs régions, notamment dans l’Est du Burkina Faso, le centre du Mali et le Sud-Ouest du Niger, les groupes terroristes ont réussi à s’immiscer dans des filières économiques clés »

Vous avez aussi évoqué une économie parallèle sous contrôle des groupes armés. Pouvez-vous détailler ce phénomène ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : Ce point est fondamental. Dans plusieurs régions, notamment dans l’Est du Burkina Faso, le centre du Mali et le Sud-Ouest du Niger, les groupes terroristes ont réussi à s’immiscer dans des filières économiques clés. Ils contrôlent l’orpaillage artisanal, une source majeure de revenus. Ils prélèvent des taxes illégales sur le commerce de carburant, de bétail, ou encore la contrebande transfrontalière. Cette économie parallèle, non réglementée, finance leurs activités et affaiblit considérablement la capacité des États à exercer leur souveraineté. Elle alimente une forme de rente de guerre, rendant la situation plus complexe à résoudre.

« Il faut réinvestir massivement dans l’économie locale : agriculture, artisanat, petites et moyennes entreprises, pour créer des opportunités économiques »

Quelle stratégie recommandez-vous pour faire face à ces défis complexes ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : La solution ne peut être que multidimensionnelle. D’abord, il faut redéployer les services publics essentiels dans les zones fragiles, afin de restaurer la présence de l’État et la confiance des populations. Ensuite, il faut réinvestir massivement dans l’économie locale : agriculture, artisanat, petites et moyennes entreprises, pour créer des opportunités économiques, surtout pour les jeunes, qui sont la principale cible des recruteurs djihadistes. La lutte contre la corruption est aussi essentielle pour renforcer la légitimité des gouvernements. Enfin, la coopération régionale doit être renforcée, notamment pour sécuriser les corridors commerciaux et relancer les projets d’intégration, facteurs clés de stabilité.

« On ne peut pas gagner la guerre contre le terrorisme sans lutter simultanément contre la pauvreté »

En guise de conclusion, quel message souhaitez-vous transmettre aux décideurs et aux acteurs de terrain ?

Cheikh Mbacké SENE (CMS)  : L’insécurité empêche le développement, mais le développement est aussi la meilleure arme contre l’insécurité. On ne peut pas gagner la guerre contre le terrorisme sans lutter simultanément contre la pauvreté, l’exclusion sociale et le sentiment d’abandon. Ce sont ces conditions qui nourrissent les violences. La paix durable passera par la construction d’États forts, justes, transparents et économiquement inclusifs. C’est un chantier immense, mais sans cela, le Sahel restera un espace instable et fragilisé.

Cheikh Mbacké SENE, Expert en Intelligence Economique, Veille et Communication 

Réalisée par Daouda Bakary KONE

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Croissance Afrique (sarl) est un Média multi-support qui propose plusieurs rubriques axées sur l’actualité économique du continent. Le magazine est un journal (en ligne dont un mensuel disponible dans les kiosques à journaux) qui traite spécialement les informations financières dédiées à l’Afrique. Il est également le premier média malien spécialisé dans la production d’Informations Économiques, financières, Stratégiques, et orienté vers le reste du monde. Le Magazine a été fondé en Novembre 2017 à Bamako.

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