Par Magaye GAYE
Économiste international
Ancien Cadre de la BOAD
Alors que le président Donald Trump s’apprête à rencontrer cinq chefs d’État africains — ceux du Sénégal, de la Mauritanie, de la Guinée-Bissau, de la Sierra Leone et du Gabon — dans un sommet restreint mais symboliquement lourd, plusieurs signes montrent qu’il ne s’agit pas d’un simple échange de courtoisie. La sélection ciblée de ces pays, leur position géographique, leurs régimes politiques récents ou en transition, ainsi que leur potentiel énergétique ou diplomatique, indiquent une démarche intentionnelle, fondée sur un calcul stratégique. Cette rencontre intervient également à un moment charnière des relations internationales : les BRICS se consolident, le conflit israélo-palestinien s’aggrave, et les États-Unis cherchent à repositionner leur influence sur le continent africain.
Pour le Sénégal, cette rencontre ne doit pas être abordée comme une audience classique mais comme un moment de bascule où il faut, à la fois, comprendre ce qui est réellement en jeu et savoir extraire les dividendes possibles sans compromettre ses positions historiques, sa souveraineté ou sa stabilité interne.
UN INTÉRÊT AMERICAIN CERTAIN POUR LE GOLFE DE GUINEE
L’analyse géographique des pays invités montre une cohérence régionale stratégique : Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau et Sierra Leone forment un bloc côtier ouest-africain continu, avec une façade atlantique longue, des régimes modérés, souvent fragiles ou en recomposition, tous situés dans une zone riche en ressources (halieutiques, minières, pétrolières, gazières) et encore peu militarisée. Le Gabon, bien que géographiquement éloigné des quatre autres, complète cet arc comme point d’ancrage dans le Golfe de Guinée, zone hautement stratégique pour les flux énergétiques mondiaux.
UNE RENCONTRE AUX RELENTS GÉOPOLITIQUES ET ÉCONOMIQUES
Le sommet s’inscrit aussi dans une dynamique de grande confrontation géopolitique. Les États-Unis, et plus encore Donald Trump, perçoivent la présence croissante de la Chine et de la Russie en Afrique comme une menace directe à leurs intérêts économiques et diplomatiques. Pékin investit massivement dans les infrastructures africaines, tandis que Moscou développe des partenariats sécuritaires et militaires avec des régimes en rupture avec l’Occident. En recevant cinq chefs d’État africains choisis avec soin, Trump cherche à repositionner l’Amérique comme un acteur de premier plan sur le continent, non plus à travers de grandes initiatives multilatérales comme l’AGOA ou Power Africa, mais par des alliances ciblées, pragmatiques, centrées sur les intérêts immédiats. Le Sénégal peut tirer profit de cette logique, mais à condition de ne pas se laisser instrumentaliser dans une guerre d’influence. Il lui revient d’affirmer sa souveraineté, tout en acceptant les opportunités économiques qui peuvent émerger d’un nouveau partenariat équilibré avec les États-Unis.
Mais il ne s’agit pas non plus de rejeter tout partenariat avec les États-Unis. Ce sommet peut, au contraire, être une occasion historique pour le Sénégal de transformer la relation avec Washington en une relation stratégique à forte valeur ajoutée.
D’abord sur le plan énergétique : le Sénégal partage avec la Mauritanie un champ gazier stratégique (GTA – Grand Tortue Ahmeyim), opéré aujourd’hui par des compagnies étrangères, notamment BP et Kosmos. Dans le nouveau contexte géopolitique mondial et compte tenu de la montée de la demande en gaz naturel liquéfié (GNL), le Sénégal pourrait Qen accord avec la Mauritanie poser intelligemment ce dossier sur la table. Si les États-Unis veulent renforcer leur ancrage énergétique en Afrique, ils doivent accepter de le faire à des conditions plus équilibrées, plus transparentes, et plus bénéfiques pour les populations locales. Le Sénégal, en lien étroit avec la Mauritanie, peut formuler une proposition de renégociation ou de repositionnement des intérêts américains dans le secteur gazier, dans une logique gagnant-gagnant.
Ensuite, sur le plan pétrolier : le Sénégal peut également profiter de cette rencontre pour évoquer la situation de ses contrats avec des entreprises comme Woodside (australienne), opérant dans le champ pétrolier offshore de Sangomar. Le moment est propice à une révision partielle des clauses, à l’introduction d’un mécanisme de suivi indépendant, voire à l’entrée d’opérateurs américains sous condition de transparence et de responsabilité environnementale et sociale. Le pays pourrait, en contrepartie, bénéficier de transferts de technologie, de financements pour la transformation locale des hydrocarbures, ou d’une plateforme conjointe de formation technique des ingénieurs africains dans les métiers de l’énergie.
TRANSFORMER LA FIN DE L’AGOA EN OPPORTUNITÉ
Ce sommet est également l’occasion pour le Sénégal de négocier un partenariat économique bilatéral structurant dans un contexte où l’AGOA (African Growth and Opportunity Act), principal cadre commercial entre l’Afrique et les États-Unis, arrive à expiration en 2025. Donald Trump, fidèle à sa logique anti-multilatérale, pourrait ne pas renouveler l’AGOA et proposer à la place des accords bilatéraux ciblés. Le Sénégal doit anticiper cette mutation et exiger que tout futur accord de commerce soit équitable, protecteur des producteurs locaux, et porteur de valeur ajoutée. Il faut éviter que la fin de l’AGOA ne soit utilisée comme un levier de pression politique ou diplomatique, notamment sur les votes à l’ONU ou les alignements géopolitiques sur des dossiers sensibles comme la Palestine, la Chine ou l’Ukraine.
La relation avec la Guinée-Bissau, la Mauritanie et même la Sierra Leone doit être consolidée dans le respect des équilibres sous-régionaux. Le Sénégal peut jouer un rôle pivot, non pour servir une puissance extérieure, mais pour défendre une souveraineté africaine plurielle, ouverte, et résolument centrée sur les intérêts des peuples.
DES MENACES SECURITAIRES PRÉOCCUPANTES
Ce sommet intervient également dans un contexte de recrudescence des menaces sécuritaires à la frontière orientale du Sénégal. La récente incursion de groupes terroristes venus du Mali, opérant dans la zone frontalière du Boundou, rappelle la vulnérabilité du Sénégal face à l’extension des réseaux jihadistes du Sahel. Alors que le Burkina Faso, le Niger et le Mali sont en rupture ouverte avec les partenaires occidentaux, et que les coopérations sécuritaires régionales se délitent, le Sénégal apparaît comme l’un des derniers remparts de stabilité dans la région.
Cette situation renforce l’intérêt stratégique que peut représenter le pays pour les États-Unis, notamment dans une logique de lutte contre le terrorisme, de sécurisation des zones côtières et de protection des installations énergétiques offshore. Le Sénégal peut ainsi plaider pour un soutien renforcé en matière de renseignement, de drones, de cyberdéfense, de formation militaire et de développement local dans les zones exposées à l’extrémisme violent.
Il est évident que le choix du Sénégal par l’équipe Trump ne doit rien au hasard. Le pays cumule plusieurs caractéristiques qui en font un partenaire de choix pour une diplomatie américaine recentrée : il est à la fois musulman modéré, politiquement stable, ouvert au dialogue, doté d’une façade atlantique stratégique et assis sur d’importantes ressources énergétiques en cours d’exploitation. Il bénéficie d’un respect réel sur la scène diplomatique africaine et mondiale, ce qui le rend particulièrement utile pour servir de relai ou de vitrine à des initiatives controversées. Par ailleurs, sa nouvelle orientation souverainiste, incarnée par un exécutif attentif à la revalorisation des intérêts nationaux, peut être perçue positivement par Trump, qui voit dans cette ligne une convergence idéologique sur la défense des intérêts nationaux contre les logiques de domination extérieure. Le Sénégal, en se positionnant avec intelligence, peut ainsi négocier avec fermeté et dignité.
NE PAS OUBLIER LE PLAIDOYER SUR LA SITUATION FINANCIERE TENDUE DU PAYS
Dans l’hypothèse d’un échange direct avec le président Trump, le Sénégal aurait tout intérêt à formuler un plaidoyer clair sur ses contraintes budgétaires. En dépit des efforts déployés en matière de gouvernance, de digitalisation fiscale, et de lutte contre la corruption, le pays se heurte à la rigidité des institutions de Bretton Woods, en particulier le FMI, dont les exigences de consolidation budgétaire freinent les investissements sociaux et productifs nécessaires à la transformation structurelle. Le Sénégal peut, à juste titre, faire valoir que son engagement pour la transparence et la rationalité économique est en phase avec la philosophie même que Trump défend sur la scène américaine. Le chef d’État sénégalais peut donc proposer aux États-Unis un pacte de soutien bilatéral, en dehors des conditionnalités classiques, orienté vers des résultats concrets : infrastructures, emploi, industrialisation, sécurité énergétique et éducation technique. Ce plaidoyer serait d’autant plus crédible qu’il viendrait d’un pays qui n’a jamais trahi ses engagements, qui paie sa dette, et qui demeure une exception de stabilité dans un environnement régional tourmenté.
ET SI LA QUESTION PALESTINENNE ÉTAIT LE VRAI PRETEXTE DU SOMMET?
Ce sommet ne peut pas être dissocié d’un autre fait majeur : la rencontre de cette semaine entre Donald Trump et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. D’autant que le Boston Consulting Group aurait déjà produit une étude stratégique en lien avec ce projet, ce qui confirme l’existence d’une réflexion structurée en amont, impliquant des acteurs privés et internationaux au service d’objectifs politiques sensibles.
Dans ce contexte, la question palestinienne pourrait s’inviter, en filigrane, au cœur de ce mini-sommet africain.
J’en viens à soupçonner, à titre personnel, qu’il pourrait s’agir d’une manœuvre plus vaste visant à tester la réceptivité de certains pays africains à un « plan humanitaire »…
de relocalisation partielle des populations palestiniennes déplacées, notamment de Gaza, dans des territoires africains peu densément peuplés, en échange d’un soutien financier ou d’accords commerciaux préférentiels. Cette hypothèse, qui semble improbable à première vue, devient plus crédible lorsqu’on considère l’historique de certaines propositions de ce type au XXe siècle (comme l’idée d’un foyer juif en Ouganda au début du siècle) et l’approche pragmatique, transactionnelle et décomplexée de Trump sur les grands dossiers internationaux.
Dans ce cadre, le Sénégal, pays musulman modéré, respecté dans les enceintes multilatérales, et longtemps président du Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, pourrait être ciblé non pour accueillir des réfugiés de manière explicite, mais pour servir de modèle d’« acceptabilité diplomatique » dans une opération plus vaste. Il en va de même pour la Mauritanie, ancien pays ayant reconnu Israël, et pour des États comme la Guinée-Bissau ou la Sierra Leone, plus exposés aux incitations économiques directes.
Le Sénégal doit donc se rendre à ce sommet avec une extrême vigilance. Il ne doit pas se déplacer pour recevoir des propositions préfabriquées, mais pour poser ses propres termes de référence, issus de sa trajectoire, de ses intérêts et de ses responsabilités. Il doit réaffirmer sans ambiguïté sa solidarité historique avec la cause palestinienne, non par posture idéologique, mais au nom des principes de justice internationale et d’équilibre diplomatique. Accepter même tacitement un plan de « relocalisation » ou un abandon progressif du droit au retour des Palestiniens serait une rupture grave avec cette tradition, et provoquerait un profond rejet populaire au Sénégal comme dans le monde musulman.
Ce sommet avec Donald Trump est donc à la fois un risque et une opportunité. Un risque de dérive si le Sénégal y va sans lignes rouges claires. Une opportunité historique s’il s’y présente avec une vision, un discours articulé, une intelligence géoéconomique et une fermeté de principe. Il ne s’agit pas de refuser la main tendue, mais de montrer que celle du Sénégal n’est pas vide, ni achetable, ni négociable sur ses valeurs essentielles.
Enfin, il est à espérer que cette rencontre ne donnera pas lieu à une mise en scène médiatique qui réduirait les chefs d’État africains à des rôles secondaires ou symboliques. Le président Trump, par le passé, a parfois adopté des postures publiques qui ont fragilisé ses interlocuteurs, y compris des dirigeants européens ou alliés stratégiques. Le Sénégal, comme les autres pays invités, doit veiller à préserver sa dignité institutionnelle dans le traitement médiatique du sommet. La forme compte autant que le fond, et une posture de respect mutuel est indispensable pour garantir la crédibilité des échanges, tant sur la scène internationale qu’auprès des opinions publiques africaines.