Par Khalid Cherkaoui Semmouni, professeur universitaire de droit, spécialiste en droits de l’homme et migration
Introduction
La migration en Afrique est une réalité ancienne, enracinée dans l’histoire des peuples, des empires et des échanges commerciaux transsahariens. Toutefois, au cours des deux dernières décennies, les études sur les migrations et les frontières en Afrique ont considérablement évolué, notamment à la lumière de l’externalisation des politiques migratoires européennes. Ce phénomène a marqué un véritable tournant dans l’analyse des mobilités en Afrique et a acquis une nouvelle visibilité dans les débats publics et politiques.
Pour comprendre ces dynamiques, cela suppose d’analyser les causes profondes des migrations, les défis multiples qu’elles soulèvent et les réponses institutionnelles émergentes à l’échelle continentale.
Comprendre les dynamiques migratoires
Historiquement, l’Afrique a toujours connu des flux migratoires intenses, notamment à travers le Sahara, motivés par le commerce caravanier, la conquête, l’enseignement religieux ou encore la quête de sécurité. Aujourd’hui encore, les Africains d’Afrique subsaharienne ont une tendance croissante à migrer vers l’Afrique du Nord. Si certains utilisent cette région comme point de transit vers l’Europe, d’autres s’y installent durablement.. Les migrations les plus dynamiques se déroulent cependant entre pays voisins, comme : Burkina Faso–Côte d’Ivoire, Mali–Sénégal, Éthiopie–Soudan, etc.
Quand à la migration à l’extérieur de l’Afrique, près de 25 millions de migrants africains résidant dans un autre pays africain, contre environ 11 millions vivant en Europe et 5 millions en Amérique du Nord, selon le rapport conjoint de l’Union africaine (UA) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) publié en 2020.
Les migrations africaines présentent une grande diversité : migrations économiques, réfugiés et déplacés internes, migrations estudiantines, ainsi que des migrations environnementales de plus en plus fréquentes en raison des effets du changement climatique, notamment la sécheresse, la désertification et la dégradation des sols (Renaud et al., 2011).
Les causes structurelles des migrations africaines
Parmi les causes structurelles, on distingue :
Les inégalités économiques . La croissance démographique rapide combinée à un déficit d’opportunités d’emploi génère une pression migratoire importante, en particulier chez les jeunes , selon le rapport de la Banque africaine de développement ( BAD) publié en 2022.
Les facteurs politiques et sécuritaires, comme les conflits internes, les crises de gouvernance et les violations des droits humains, forcent des millions de personnes à fuir la violence. Des cas comme la Libye après l’année 2011, le Soudan du Sud, etc.
Le changement climatique , qui provoque sécheresses, inondations et désertification, pousse les populations rurales et pastorales à migrer à l’intérieur ou au-delà des frontières nationales , selon l’Organisation mondiale des migrations ( OIM ) publié en 2021.
Les défis posés par les migrations africaines
De nombreux migrants africains sont confrontés à des violences physiques, à la traite humaine, à la détention arbitraire et à l’exploitation économique, notamment sur les routes migratoires traversant le Sahara ou en Libye et en Algérie , selon le rapport d’Amnesty International publié en 2022.
Ainsi , beaucoup de pays africains ne disposent pas de législations migratoires conformes aux standards internationaux. La migration y est encore trop souvent perçue comme un enjeu de sécurité. Toutefois, le Maroc constitue une exception notable, ayant adopté dès 2013 une Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA) fondée sur une approche fondamentalement humaniste. Ce pays a également lancé des campagnes de régularisation et intégré les migrants dans les politiques publiques (santé, éducation, emploi).
Une gouvernance migratoire en construction
Face à la complexité du phénomène migratoire, l’Union africaine a adopté en 2018 un Cadre de politique migratoire pour l’Afrique, qui vise à promouvoir une migration sûre, ordonnée et régulière, dans le respect des droits humains. Ce document plaide pour l’intégration de la migration dans les politiques nationales de développement.
En outre, l’UA a inauguré en 2020 à Rabat l’Observatoire africain des migrations, premier du genre sur le continent, chargé de centraliser les données, renforcer les capacités et appuyer les États membres dans leurs politiques migratoires.
Adopté en 2018, le Protocole sur la libre circulation des personnes en Afrique vise à supprimer progressivement les exigences de visa entre les États membres, tout en garantissant le droit de résidence et d’établissement. Ce texte s’inscrit en complément de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), en facilitant la mobilité des travailleurs et des compétences à l’échelle du continent. Toutefois, sa ratification demeure très limitée : à ce jour, seuls quatre pays l’ont ratifié, ce qui en freine la mise en œuvre effective, selon le rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) publié en 2021.
Certaines communautés régionales comme la CEDEAO ont instauré depuis 1979 un protocole sur la libre circulation, permettant à leurs citoyens de voyager et de s’installer librement. D’autres initiatives existent dans la région IGAD (Corne de l’Afrique) .
Vers une nouvelle approche de la migration en Afrique
La migration, souvent perçue à travers le prisme des défis sécuritaires et humanitaires, doit désormais être envisagée comme un véritable levier de développement économique et social pour l’Afrique. Cette perspective positive s’appuie sur des données récentes et des observations concrètes démontrant l’impact considérable des migrations sur le continent.
Selon le rapport de la Banque mondiale publié en 2023, les transferts de fonds des migrants africains ont dépassé 53 milliards de dollars en 2022. Ces envois d’argent représentent une ressource financière vitale pour des millions de familles, contribuant à la lutte contre la pauvreté, à l’amélioration des conditions de vie et au financement de besoins essentiels tels que l’éducation, la santé, et le logement.
Contrairement à l’aide internationale souvent sujette à des fluctuations et des conditions, ces fonds privés, directement injectés dans les économies locales, présentent une résilience notable face aux crises économiques. Ils jouent ainsi un rôle stabilisateur dans de nombreuses régions, notamment rurales, et participent à la dynamisation de l’économie informelle.
Au-delà des simples transferts financiers, la migration favorise également le retour ou la circulation des compétences et des savoirs. Les migrants africains acquièrent souvent des expériences, des qualifications et des innovations dans les pays d’accueil, qu’ils investissent ensuite dans leurs pays d’origine ou dans la région.
Ce transfert de capital humain est essentiel pour le développement de secteurs clés tels que l’agriculture, le bâtiment et travaux publics (BTP), la santé, ou encore l’éducation. Par exemple, des professionnels de la santé formés à l’étranger peuvent renforcer les systèmes sanitaires locaux, tandis que les entrepreneurs migrants contribuent à la création d’emplois et au développement des infrastructures.
Aussi , la migration est aussi un facteur d’intégration régionale. En facilitant la mobilité des travailleurs, elle contribue à la circulation des talents et à l’équilibrage des ressources humaines à travers le continent. Cela permet de mieux répondre aux besoins des marchés du travail nationaux et régionaux, souvent caractérisés par des déséquilibres sectoriels et géographiques.
D’autant plus , la jeunesse africaine, majoritaire dans la population, est au cœur de cette dynamique migratoire. Offrir des perspectives légales, sécurisées et valorisantes de mobilité professionnelle et éducative permet non seulement de canaliser les aspirations migratoires, mais aussi de transformer cette mobilité en un moteur d’innovation, d’entrepreneuriat et de croissance inclusive.
Conclusion :
Les dynamiques migratoires en Afrique, loin d’être un simple phénomène de crise, reflètent des réalités profondes, complexes et multiples. Les réponses doivent aller au-delà des approches sécuritaires pour favoriser une gouvernance fondée sur les droits humains, la solidarité régionale, et le développement inclusif. Une migration bien encadrée peut devenir un moteur stratégique pour la prospérité et le développement du continent Africain.
Bibliographie :
- Camille Cassarini, Jean-Pierre Cassarino, Alizée Dauchy et Delphine Perrin ( 2024 ), Des régimes de mobilité en Afrique : politiques, territorialités, usages et régionalisation , Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI) , vol. 40 – n°4 .
- Hein de Haas , Migrations Transsahariennes vers l’Afrique du Nord et l’UE: Origines Historiques et Tendances Actuelles , Novembre 1, 2006 .
- Renaud, F. et al. (2011). A Decade of Environmental Migration Research. Global Environmental Change, 21(Suppl 1), S82–S93.
- African Union & IOM (2020). Africa Migration Report: Challenging the Narrative.
- Banque africaine de développement (2022). Africa’s Youth Employment Challenges.
- Amnesty International (2022). Trapped in Transit: Abuses Faced by Migrants in North Africa.
- Union Africaine (2018). Cadre de politique migratoire pour l’Afrique.
- IOM & UNECA (2021). Migration in the Context of the AfCFTA: Impacts and Opportunities.
- Banque mondiale (2023). Migration and Development