Le National :M. Maka- lou, vous avez été un proche collaborateur du Président Amadou Toumani Touré pen- dant dix ans, de 2002 à 2012. Vous êtes donc de ceux qui sont les mieux indiqués pour parler de l’homme d’État qu’il fut. Qui est- il en tant que serviteur de l’État et en tant qu’humain ? Comment l’avez-vous connu et comment en êtes-vous devenu son collaborateur ? Modibo Mao Makalou : Je remercie votre journal, Le National, de me donner l’opportunité de rendre hommage à la mémoire d’ATT et de pouvoir parler du personnage complexe et fascinant que j’ai connu d’abord dans un cadre fa- milial, puis dans un cadre professionnel.
Ma première rencontre avec ATT remonte au début des années 1970 lorsqu’il ne s’était pas en- core engagé dans l’Armée tandis que moi, je venais de commencer à fréquen- ter l’école primaire. À la fin de l’école primaire, ma fa- mille se déplaça à l’exté- rieur du Mali et je ne fus de retour que le 10 juin 1992, après mes études universitaires aux USA, ATT ayant transmis le pouvoir le 08 juin 1992 et honoré ainsi la parole don- née de transférer le pou- voir à un régime démocratique élu. Je lui rendis visite à son domicile pour le féliciter et lui té- moigner toute ma fierté pour ce que le Mali, sous son leadership, venait de réussir pour sa transition démocratique. D’ailleurs, Béchir Ben Yahmed venait de lui consacrer un édito- rial très élogieux dans le magazine Jeune Afrique. Depuis lors, j’échangeais régulièrement avec lui sur l’actualité nationale et in- ternationale pendant cette période très active pour lui dans le développement et l’humanitaire, mais aussi très fructueuse de son par- cours professionnel. Ainsi, lorsqu’il franchit le Rubi- con en décidant de se pré- senter au suffrage universel, il informa le di- recteur de sa campagne présidentielle que son cou- sin allait rejoindre l’équipe de campagne. Après son élection à la présidence de
la République, il me de- manda de prendre attache avec le Secrétaire Général de la Présidence qui, après un échange, me confia des tâches avec compétences étendues, y compris la pro- position d’un organi- gramme de la Présidence de la République.
Le National : Vous avez publié sur lui un vi- brant hommage, avec une profonde sincérité et une nostalgie indici- ble, on l’a senti. Cet at- tachement viscéral à sa mémoire a des raisons solides que vous n’avez peut-être pas énoncées totalement dans votre témoignage. Voulez- vous nous en dire plus ?
Modibo Mao Makalou :
Oui, sans ATT, je ne pense pas que j’aurais pu accep- ter de travailler, à plus forte raison passer 15 ans (2002-2017) à la Prési- dence de la République car j’avais plutôt opté pour le secteur privé. En effet, mon père ayant déjà oc- cupé la fonction de Direc- teur de Cabinet (1973-1977) sous le Prési- dent Moussa Traoré et son frère aîné ayant occupé celle de chef de cabinet du Président Modibo Keita (1960-1968), je savais par- faitement que des fonc- tions au sommet comportaient bien des aléas que je n’avais pas l’intention de confronter. Mais, il ne s’agissait donc pas d’un choix personnel, mais d’un devoir pour moi d’accompagner ATT, après m’être imprégné de ce qu’il voulait réaliser dans son pays pour le placer dans la voie d’une prospérité par- tagée et surtout d’avoir l’insigne honneur et le re- doutable privilège d’y par- ticiper à ses côtés. D’ailleurs, il me fit collabo- rer avec certaines de ses relations personnelles : l’ancien Président améri- cain Jimmy Carter, l’an- cienne Présidente d’Irlande Mary Robinson, l’ancien Premier ministre français Michel Rocard et le financier américain George Soros.
Le National : Excusez- moi de vous amener à vous répéter, s’il le faut, mais lorsque vous dites que «…il restait persuadé que
les générations futures parachèveront l’œuvre d’édification nationale dans un proche ave- nir… » (in votre témoi- gnage), quels vous semblent être les grands chantiers d’avenir qu’il n’a pu achever ou qui sont restés dans ses cartons ?
Modibo Mao Makalou :
Le programme du Chef de l’État ATT se déclinait, pendant son premier man- dat de 2002 à 2007, en seize points qui pouvaient se résumer en cinq grands axes prioritaires : la res- tauration de l’autorité mo- rale et de l’efficacité de l’État ; la consolidation d’une société solidaire, juste, participative et ou- verte sur le monde ; le dé- veloppement rural ; le développement d’une éco- nomie compétitive, mo- derne et créatrice d’emplois ; l’ancrage du Mali dans son histoire, sa culture et son système de valeurs, d’une manière qui lui permette de mieux se projeter dans le futur. ATT avait une gestion axée sur les résultats, c’était un immense travailleur qui souhaitait réaliser la vision qu’il avait pour son pays. La mission et les objectifs stratégiques étaient fixés d’avance et le suivi de même que l’évaluation étaient de rigueur sous la houlette d’une équipe mul- tidisciplinaire compétente. Il avait beaucoup misé sur la jeunesse et pensait transmettre le témoin à la génération suivante. Mal- heureusement, la géopoli- tique et la géostratégie ont écourté ses plans avec la destabilisation de notre pays et de la région sahélo- saharienne par des conflits, le terrorisme et l’insécurité.
Le National : M. Maka- lou, vous avez parlé de lui comme faisant par- tie des hommes d’État visionnaires qui ont non seulement grand souci de leurs pays, mais aussi de l’Afrique confrontée à d’énormes problèmes. En quoi ce souci res- tera-t-il visible dans son action ?
Modibo Mao Makalou :
En effet, ATT était un fa- rouche partisan de l’inté-
gration africaine et pensait faire de l’enclavement de notre pays un atout en lieu et place d’un handicap à travers le désenclavement intérieur et extérieur. Il avait une diplomatie très dynamique et avait réussi à faire occuper des postes de premier plan à nos compatriotes dans les or- ganisations régionales et internationales. Il pensait que les investissements socio-économiques (santé, éducation, logement, pro- tection sociale…) et pro- ductifs (agriculture, élevage, pêche, énergie, in- dustries ….) améliore- raient le niveau de vie de ses concitoyens. Mais aussi, il n’oubliait pas de réaliser des microprojets dans des zones rurales et reculées afin non seule- ment d’alléger les souf- frances des populations les plus vulnérables, mais aussi de créer des activités génératrices de revenus pour ces mêmes popula- tions.
Le National : Le Prési- dent Amadou Toumani Touré est un militaire qui a accédé au pou- voir par un coup d’Etat pour la première fois. Puis, il y est revenu par la voie des urnes à deux reprises alors qu’il n’a pas créé de parti politique. Quelle explication avez-vous de ce cas atypique ?
Modibo Mao Makalou :
Le Président ATT était avant tout un rassembleur qui prônait le consensus et abhorrait la violence (phy- sique et verbale) car il pen- sait que c’est dans l’union que l’on pourra accomplir des grandes choses. Après la Transition de 1991-1992, ATT avait reçu beaucoup de propositions pour sé- journer à l’extérieur, no- tamment au niveau des organisations internatio- nales et des universités très prestigieuses améri- caines. Toutefois, il déclina toutes les propositions pouvant l’éloigner du Mali et voulait surtout contri- buer à améliorer les condi- tions de vie des Maliens, notamment en créant la Fondation pour l’Enfance et l’Hôpital Mère-Enfant du Luxembourg.
Lorsqu’il a été sollicité pour se présenter au suf- frage universel, il a mis
beaucoup de temps avant de se décider car c’était un homme du peuple qui avait des relations dans toutes les couches de la po- pulation de notre pays. Faire le choix de créer ou d’adhérer à un parti poli- tique l’aurait coupé d’une frange de ses relations, donc un choix cornélien pour lui. Il se disait fier d’être le Président du plus grand parti politique du Mali, le Parti de la De- mande Sociale qui aiderait à améliorer les conditions de vie des populations ma- liennes.
LeNational:Ilyaeu contre lui en mars 2012, à quelques se- maines de la fin de son mandat, le coup d’État certainement le plus mal pensé. Cela vous laisse quels souvenirs et quel état d’âme ?
Modibo Mao Makalou :
En effet, le coup d’État de mars 2012 mettait un frein au processus démocra- tique entamé après l’inves- titure du Président Alpha Oumar Konaré le 08 juin 1992, anéantissant ainsi tous les efforts entrepris pour l’enracinement de la démocratie au Mali. J’avoue que le climat socio-politique était assez délétère durant les pre- miers mois de 2012 suite aux différents soubresauts dans notre pays et dans la région sahélo-saharienne. Depuis lors, le Mali est plongé dans une crise mul- tidimensionnelle, multi- forme, politique, sécuritaire, sociale, ali- mentaire et sanitaire, qui peine à se résorber. À mon avis, ne pas avoir pu passer le témoin à la fin de son se- cond mandat doit être l’un de ses plus grands regrets.
Le National : Sur l’homme, vous avez certainement quelques anecdotes intéres- santes…
Modibo Mao Makalou :
Oui, il existe beaucoup d’anecdotes savoureuses
sur le Président ATT. En 2002, lors d’une mission officielle dans un pays voi- sin, il me fit appeler dans sa loge présidentielle où il se trouvait en conversation avec une haute personna- lité et me demanda de m’assoir. Son interlocu- teur, gêné par ma pré- sence, interrompit l’échange et ATT qui avait compris que ma présence contrariait son interlocu- teur, prit sa mallette, l’ou- vrit et sortit un gros dossier rouge frappé du sceau Secret-Défense qu’il me montra en me deman- dant si je l’avais déjà reçu. Je répondis par la négative et il répliqua : « Je te l’en- verrai après l’avoir par- couru ». Evidemment, ce genre de dossiers n’était pas de mon ressort, mais il arriva à désarçonner ainsi celui qui pensait que ma présence était de trop. Tel était ATT, un homme sim- ple par l’apparence mais complexe en réalité dans la gestion des affaires et des individus.
Une autre fois, avant l’achat de l’avion présiden- tiel, en rentrant dans son bureau, je le trouvais très préoccupé par un papier qu’il tournait et retournait dans tous les sens. Après les salutations d’usage, il me lança : « Tu imagines, c’est l’itinéraire de la pre- mière Dame qui doit pren- dre la parole au siège des Nations-Unies à New- York, en classe première de voyage, c’est vraiment hors prix; on pourrait réa- liser un ou deux petits projets dans un village. Puis, d’un regard inquisi- teur, il me regarda pour une réponse à sa préoccu- pation, je lui rétorquai : » Mais, Monsieur le Prési- dent, la première Dame re- présente notre pays qui est honoré d’avoir la parole aux Nations-Unies! Je pense plutôt qu’elle devrait aller dans un vol spécial avec sa délégation. Il ne dit plus rien et nous passâmes à un autre sujet.
Propos recueillis par Amadou N’Fa Diallo
INTERVIEW « ATT avait un programme axé sur les résultats ; c’était un immense travailleur », dixit monsieur Modibo Mao Makalou, ancien collaborateur du président ATT de 2002 à 2012
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