Introduction : la monnaie, instrument de stratégie, pas simple symbole
La question monétaire revient aujourd’hui avec force dans les débats politiques et économiques du continent particulièrement par rapport au Fcfa. Des voix s’élèvent pour réclamer la fin du franc CFA, tandis que d’autres défendent les acquis de stabilité qu’il a permis. Dans ce débat parfois passionné, il est essentiel de revenir aux faits, de décortiquer les options possibles, et surtout de poser la seule question qui vaille : quelle politique monétaire est la plus adaptée à nos objectifs de développement, d’industrialisation, de transformation de nos économies et de souveraineté face aux influences extérieures souvent abusives ?
- Le franc CFA : des réformes récentes… mais une vocation encore trop limitée
Le franc CFA, utilisé par les pays de l’UEMOA et de la CEMAC, est une monnaie unique liée à l’euro par un régime de change fixe. Depuis 2020, des réformes ont été engagées : fin du compte d’opération au Trésor français, retrait des représentants français des organes de décision de la BCEAO, et projet de transformation du CFA en « Eco » pour les pays de l’UEMOA. Ces réformes sont positives, mais elles ne vont pas assez loin.
Car malgré cette évolution, le cadre actuel du franc CFA reste centré quasi exclusivement sur la stabilité des prix (objectif d’inflation ≤ 3 %), avec très peu d’outils mobilisables pour accompagner :
- l’industrialisation,
- l’emploi,
- l’ajustement non budgétaire aux chocs extérieurs (prix des matières premières, crises géopolitiques,
pandémies…).
Cette orientation est conforme aux statuts de la BCEAO (article 8) qui fait de la stabilité monétaire son objectif principal, sans exclure formellement d’autres objectifs. Mais dans la pratique, la BCEAO n’intervient pas hauteur de souhait dans le financement de l’économie, et très peu dans la coordination avec les stratégies industrielles. C’est ce déséquilibre qu’il convient de corriger.
- Le long retard de la monnaie « Eco » de la CEDEAO : le piège d’une monnaie unique sans transition
Le projet « Eco », monnaie commune de la CEDEAO lancé dès 2003, devait symboliser une souveraineté monétaire régionale. Mais plus de 20 ans après, cette monnaie n’a toujours pas vu le jour. Pourquoi ?
- Parce qu’elle a été conçue dès le départ comme une monnaie unique, sans aucune phase de transition.
- Parce qu’elle impose aux 15 États membres des critères de convergence stricts, dans un contexte de grandes disparités économiques entre pays (inflation à 3 % au Bénin, mais à 34 % au Nigeria ; déficits très variables, politiques de change divergentes…).
Ce choix de rigidité a conduit à une impasse. Le projet Eco reste enlisé dans des déclarations, sans calendrier crédible. Une transition par la monnaie commune aurait permis d’avancer par paliers.
- Monnaie unique ou monnaie commune : quelle différence, et pourquoi cela compte ?
La monnaie unique suppose que tous les pays abandonnent leurs monnaies nationales au profit d’une seule (ex : euro, franc CFA). C’est un système intégral mais rigide, qui supprime toute flexibilité face aux chocs asymétriques.
La monnaie commune, à l’inverse, permet à plusieurs États d’avoir une monnaie partagée en parallèle de leurs monnaies nationales. Elle offre :
- une unité de compte pour les transactions régionales ;
- une coopération monétaire souple, en préservant une marge de souveraineté.
L’euro lui-même est issu d’une monnaie commune, l’ECU, utilisée pendant 10 ans avant l’introduction de la monnaie unique. La Chine, elle, a maintenu une indexation du yuan avant de passer à un régime régulé. La prudence est stratégique.
- La BCEAO peut-elle évoluer vers une vraie banque de développement ?
Si l’UEMOA souhaite maintenir une monnaie unique, alors la BCEAO doit évoluer dans sa mission. Cela passe par :
- Un élargissement des priorités de son mandat pour inclure la croissance, l’emploi, la stabilité financière, la transformation industrielle et l’intégration régionale ;
- Une meilleure coordination avec les banques nationales et les agences de financement.
Il ne s’agit pas d’abandonner la rigueur monétaire, mais de sortir d’un dogme désinflationniste hérité des années 90, inadapté aux besoins des pays à faible niveau d’industrialisation. Une telle évolution renforcerait la légitimité de la monnaie commune ou unique auprès des citoyens.
- UEMOA et AES : une convergence relative, mais pas suffisante pour éviter la transition
Il est souvent avancé que les pays de l’UEMOA, y compris ceux de l’AES (Mali, Burkina, Niger), partagent une certaine convergence économique :
- mêmes critères budgétaires ;
- même système bancaire et fiscal (OHADA, BCEAO, etc.) ;
- intégration commerciale croissante.
Mais cette convergence reste partielle : accès à la mer, infrastructures, poids des exportations, pressions sécuritaires, spécialisation productive… tout cela varie d’un pays à l’autre. Ces écarts fragiliseraient une monnaie unique sans outils d’ajustement.
Même dans ce contexte, une phase de monnaie commune pourrait être salutaire : elle permettrait
- de préserver une souplesse d’ajustement,
- de renforcer la compétitivité,
- de construire les institutions de solidarité monétaire progressivement (fonds de stabilisation, budget commun, garanties mutuelles, etc.).
- Si les réformes de l’UEMOA ne sont pas acceptées par les états membres les plus influents , que doit faire la Confédération AES ?
Si l’UEMOA refuse une réforme ambitieuse de la BCEAO et de l’élargissement de ses priorités , alors les pays de l’AES doivent trouver des alternatives au statu quo actuel.
Deux options se présentent :
- Créer une monnaie commune de l’AES, avec des mécanismes de coordination, tout en maintenant temporairement les monnaies nationales. Cette phase permettrait :
- d’ajuster les politiques monétaires aux réalités propres à chaque pays,
- de financer les grands projets régionaux (corridors, énergie, agriculture, défense…),
- de poser les bases d’une véritable union économique confédérale.
- Préparer à terme une monnaie unique, mais seulement après une phase de convergence réelle, de montée en gamme productive, et de construction d’institutions partagées solides (Banque centrale AES, instruments de stabilité, Bourse de valeurs etc.).
Conclusion : sortir de l’idéologie, avancer avec lucidité
Le débat monétaire en Afrique ne doit pas être pris en otage entre ceux qui idéalisent le CFA comme un gage de stabilité et ceux qui y voient un instrument de domination. Il s’agit avant tout d’un outil.
Et un outil n’est ni bon ni mauvais en soi : il est adapté ou non à l’objectif que l’on poursuit.
Or, l’objectif prioritaire de l’AES et de l’UEMOA aujourd’hui est clair : souveraineté, sécurité
industrialisation, intégration productive, sécurité économique. Et pour cela, la monnaie doit être au service de la stratégie.
Si la BCEAO accepte de se transformer, elle peut rester un socle utile.
Si elle refuse, l’AES doit oser créer ses propres instruments de développement.
L’histoire nous enseigne que les nations qui prennent en main leur destin monétaire sont celles qui bâtissent leur avenir industriel.
Sources et Références
- Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) – Rapports annuels, communiqués officiels sur les réformes du FCFA : https://www.bceao.int
- Commission de l’UEMOA – Documents sur la convergence macroéconomique et les critères de performance.
- CEDEAO / WAMA (Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest) – Études et rapports sur la création de l’Eco.
- Fonds Monétaire International (FMI) – Base de données sur l’inflation, les régimes de change et les performances des pays membres : https://www.imf.org
- Banque mondiale – Indicateurs de gouvernance économique et monétaire : https://data.worldbank.org
- Samir Amin, Ndongo Samba Sylla, Kako Nubukpo – Travaux critiques sur le franc CFA et la souveraineté monétaire africaine.
- Études comparatives sur les régimes de change (Danemark, Bulgarie, Cap-Vert, pays du Golfe, Chine) – Publications académiques et rapports économiques.
H. Niang