(CROISSANCE AFRIQUE)- Le Sénégal vient de mettre à jour son Produit Intérieur Brut à travers une opération de rebasing, faisant passer l’année de base de 2014 à 2021. Techniquement, cet exercice est incontournable : il permet de réévaluer la structure productive du pays, d’intégrer les nouveaux secteurs d’activité et d’ajuster les pondérations économiques qui déterminent la valeur du PIB.
UN RETARD INJUSTIFIÉ?
Mais une interrogation majeure subsiste : pourquoi les travaux de rebasing n’ont-ils commencé qu’en 2023, soit neuf ans après l’année de base 2014 ?
Les normes internationales indiquent que le rebasing peut se faire environ tous les cinq ans. Ce n’est pas une obligation stricte, mais une recommandation destinée à maintenir la pertinence des comptes nationaux.
Dans un pays comme le Sénégal, cette actualisation régulière est encore plus indispensable.
D’abord à cause de la dynamique démographique : chaque année, des dizaines de milliers de nouveaux habitants modifient fortement la consommation, les marchés du travail, les services et la demande intérieure. Rien que ce facteur, toutes choses égales par ailleurs, aurait dû conduire à un rebasing plus rapide.
Ensuite, la structure de l’économie sénégalaise a profondément évolué entre 2014 et 2021 :
montée du numérique, explosion des services, transformations du secteur informel, développement pharmaceutique, chaînes de distribution, technologies, nouveaux modèles d’affaires, et préparation des activités pétrolières et gazières.
Un rebasing réalisé plus tôt aurait permis de refléter ces changements dès qu’ils se sont imposés.
Ce décalage de neuf ans a donc une conséquence directe : nos ratios macroéconomiques — dette/PIB, déficit/PIB, dépenses publiques/PIB — ont été calculés sur une base devenue progressivement obsolète.
Cela affecte la cohérence des politiques publiques, des prévisions macroéconomiques et de la communication avec les partenaires financiers.
UNE INQUIÉTUDE SUPPLÉMENTAIRE À L’ÉCHELLE MONÉTAIRE ET RÉGIONALE
À l’échelle de l’UEMOA, ce retard statistique n’est pas anodin.
Combiné à la difficulté chronique de quantifier correctement le secteur informel, il soulève —de mon point de vue d’économiste — une préoccupation majeure :
la création monétaire réalisée par la Banque Centrale (BCEAO) pourrait être fondée sur des hypothèses approximatives ou inexactes.
Si les bases statistiques — PIB, croissance réelle, masse d’activités informelles, structure sectorielle — sont insuffisamment actualisées, alors :
-l’inflation réelle peut diverger fortement de l’inflation officielle ;
-la politique monétaire peut devenir inadaptée ;
-le financement de l’économie peut être sous-estimé ou mal réparti ;
-et la lecture de la liquidité du système bancaire peut reposer sur des modèles incomplets.
Dans une zone monétaire où les États, les banques et les ménages dépendent fortement de la création monétaire, une mauvaise évaluation des fondamentaux économiques représente un risque systémique.
Cette situation pose une question de fond :
est-il encore raisonnable que la création monétaire repose sur des outils trop anciens, sans intégration d’indicateurs dynamiques capables de capturer l’informel, la démographie et les nouveaux secteurs ?
Ne faudrait-il pas, en complément du système actuel, créer un “delta vigoureux”, un indicateur additionnel captant la réalité économique profonde au-delà des agrégats classiques ?
TROIS QUESTIONS FONDAMENTALES QUE LES JOURNALISTES ET LES AUTORITÉS DEVRAIENT POSER
1 Pourquoi le Sénégal a-t-il attendu de 2014 à 2023 pour démarrer les travaux de rebasing ?
Dans un pays à forte croissance démographique et à mutations structurelles rapides, ce délai de neuf ans est difficile à justifier.
2 Quels sont les mécanismes de validation internationale du rebasing ?
Le FMI, la Banque mondiale ou d’autres institutions ont-ils revu la méthodologie ?
Une revue externe est-elle prévue ?
Comment garantir la pleine acceptation internationale des nouveaux chiffres ?
3 Au niveau de l’UEMOA, la création monétaire ne devrait-elle pas être modernisée et indexée sur de nouveaux outils statistiques plus dynamiques ?
Notamment pour intégrer :
-le poids réel du secteur informel,
-la démographie,
-les nouveaux secteurs émergents,
-et les transformations structurelles rapides des économies ouest-africaines.
Ne faudrait-il pas ajouter, en complément du système actuel, un indicateur “delta vigoureux” permettant de mieux ajuster la création monétaire à la réalité économique ?
Magaye GAYE
Économiste international
Ancien cadre de la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD)

