(CROISSANCE AFRIQUE)-Il faut qu’on dise la vérité à nos amis chinois : le problème, ce ne sont pas les droits de douanes mais une relation profondément déséquilibrée qu’il faut repenser, rééquilibrer et rendre véritablement bénéfique pour l’Afrique.
Contexte
Le 12 juin 2025, lors d’une rencontre de coopération organisée à Changsha, le président chinois Xi Jinping a annoncé que la Chine appliquerait un régime de droits de douane nuls à 53 pays africains. Cette mesure vise, selon les autorités chinoises, à faciliter les exportations africaines vers le marché chinois et à renforcer les dix axes de coopération entre la Chine et le continent. L’Eswatini reste le seul pays exclu de cette décision, du fait de sa reconnaissance diplomatique de Taïwan. Bien que la date d’entrée en vigueur ne soit pas encore précisée, l’annonce s’inscrit dans une dynamique diplomatique et économique plus large, à un moment où les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis se multiplient.
Cette tribune a pour objet de dépasser la lecture superficielle de cette annonce en apparence généreuse. Il s’agit de replacer cette décision chinoise dans le contexte plus large des dynamiques géoéconomiques actuelles, d’en interroger les véritables motivations, et surtout d’analyser ses implications réelles pour les économies africaines. Car au-delà de l’effet d’annonce, se posent des questions de fond sur la nature des échanges, la place accordée à la transformation locale, et le rôle que l’Afrique doit jouer dans la redéfinition de ses partenariats commerciaux.
- UNE DÉCISION CHINOISE QUI S’INSCRIT DANS UNE STRATÉGIE DE RIPOSTE GÉOÉCONOMIQUE
Dans un contexte où les États-Unis imposent des droits de douane de plus en plus élevés aux produits chinois, Pékin adopte une stratégie de redéploiement. En supprimant les droits de douane sur les importations africaines, la Chine cherche à se repositionner comme acteur bienveillant du Sud global. Cette décision vise à sécuriser l’accès à des matières premières essentielles à son industrie, tout en élargissant son influence sur un continent stratégique. Bien entendu Pékin ambitionne aussi de mieux équilibrer lees relations commerciales qui sont nettement en défaveur du continent (déficit de 62% de la balance commerciale)
L’Afrique devient ainsi un terrain de compétition commerciale indirecte entre grandes puissances. En facilitant l’importation de produits africains, Pékin espère non seulement diversifier ses approvisionnements, mais aussi devancer les États-Unis sur le front de l’influence économique et diplomatique.
- UNE DÉCISION SANS IMPACT RÉEL POUR LA MAJORITÉ DES PAYS AFRICAINS, MÊME POUR LES PAYS INTERMÉDIAIRES CIBLÉS
Ce que l’on présente comme une nouveauté est en réalité une extension d’un régime déjà existant. Depuis plusieurs années, la Chine appliquait déjà des exonérations douanières à une large majorité de pays africains classés parmi les pays les moins avancés. Ce sont donc les pays à revenu intermédiaire – comme le Maroc, le Nigéria, le Kenya, l’Égypte ou l’Afrique du Sud – qui pourraient théoriquement tirer profit de cette mesure.
Mais le manque de compétitivité de certains produits, les obstacles logistiques, les barrières non tarifaires et les exigences de conformité pourraient freiner l’accès réel de ces oays au marché chinois.
Même avec un taux douanier nul, l’application probable de barrières non tarifaires pourrait limiter les impacts.
-Normes sanitaires strictes,
-Exigences d’emballage et d’étiquetage,
-Procédures douanières complexes en Chine,
-Faiblesse des infrastructures logistiques africaines.
Ces barrières freinent surtout l’exportation des produits transformés. Ainsi, l’exonération tarifaire ne suffit pas à réorienter les échanges vers plus de valeur ajoutée. Le véritable levier réside dans l’amélioration des capacités productives africaines.
Pour l’écrasante majorité des pays africains, cette décision n’est pas nouvelle et pourrait ne pas modifier fondamentalement la structure actuelle des échanges.
- UNE STRUCTURE DES EXPORTATIONS QUI RESTE DOMINÉE PAR LES MATIÈRES PREMIÈRES
Les exportations africaines vers la Chine sont encore massivement composées à plus de 80% de produits bruts :
Pétrole brut (Angola, -Nigéria),
-Minerais (RDC, Zambie, Afrique du Sud),
-Produits agricoles non transformés (café, cacao, sésame, noix brutes).
En 2023 selon Development Reimagined, l’Angola, la RDC, la Zambie, la Mauritanie et la Guinée) ont accaparé 70% des exportations du continent vers la Chine durant l’année
Les produits manufacturés, à plus forte valeur ajoutée, représentent une part très marginale des exportations. Cette réalité traduit une dépendance structurelle : l’Afrique vend des ressources brutes et importe des produits transformés. La suppression des droits de douane, en l’état, risque d’accroître cette tendance, en facilitant encore davantage l’extraction sans transformation.
3.QUELLE RIPOSTE INTELLIGENTE POUR L’AFRIQUE ?
Face à cette dynamique, l’enjeu pour le continent n’est pas d’exporter davantage de matières premières, mais de se doter de capacités industrielles locales. Il devient urgent d’exiger, dans le cadre des accords commerciaux la prise en compte de ses intérêts économiques supérieurs. Cela passe par plusieurs leviers :
-Des partenariats industriels avec transfert de technologie,
-Des joint-ventures entre entreprises africaines et chinoises,
-La délocalisation vers l’Afrique d’une partie des chaînes de production.
Par ailleurs, il urge à l’echelle de l’Union africaine de
-Créer une cartographie continentale des filières stratégiques à protéger et à transformer localement.
- Instaurer des droits de sortie dissuasifs sur certaines matières premières afin d’encourager leur valorisation sur place.
- Négocier collectivement avec la Chine, en exigeant des engagements concrets : usines locales, transferts de technologie, formations techniques et équipements.
-Mettre en place un observatoire africain, chargé de mesurer les effets réels de cette ouverture tarifaire, d’alerter sur les risques de prédation, et de proposer des ajustements dynamiques.
Pour appuyer ce changement de paradigme, il est impératif que les banques de développement africaines notamment la Banque africaine de développement et Afreximbank consacrent une part importante de leurs financements à l’industrialisation continentale. Ces institutions doivent désormais financer la transformation locale au lieu de se focaliser seulement sur de gros projets d’infrastructures sans impact. Elles doivent mieux soutenir les PME industrielles et appuyer les filières agricoles à haute valeur ajoutée.
Sans cette inflexion stratégique, les politiques commerciales extérieures, aussi ouvertes soient-elles, ne profiteront pas durablement aux peuples
ET POUR LE SÉNÉGAL ?
Cette annonce chinoise intervient à quelques semaines de la visite officielle du Premier ministre sénégalais en Chine. Ce déplacement représente une opportunité diplomatique majeure pour inscrire le Sénégal dans une dynamique de coopération plus équilibrée.
Ce moment peut et doit être mis à profit pour engager, en dehors des points de reforme de la cooperation soulignés ci dessus, une renégociation intelligente de la dette bilatérale du Sénégal envers la Chine. Il ne s’agirait pas simplement de repousser des échéances, mais de poser les bases d’un nouveau partenariat durable, autour de plusieurs axes :
-Annuler les pénalités de retard accumulées sur certains projets ;
-Rééchelonner le remboursement du principal sur une période plus longue, en fonction des capacités réelles du pays ;
-Réduire les taux d’intérêt sur les anciens prêts ;
Et même, convertir certains intérêts cumulés en capital, notamment dans des entreprises publiques stratégiques, pour permettre à la Chine d’y entrer de manière encadrée, avec des engagements de gouvernance partagée et de performance.
Il s’agirait ainsi de faire évoluer la relation financière vers une logique de codéveloppement, où la Chine ne serait plus seulement un bailleur, mais un acteur engagé dans la réussite opérationnelle des priorités sénégalaises.
Les autorités sénégalaises pourraient saisir cette opportunité pour remettre sur la table la question stratégique du rachat du contrat pétrolier de Woodside.
Ce type d’accords novateurs pourrait même inspirer d’autres pays africains. Mais encore faut-il que cette visite soit préparée avec lucidité, fermeté et vision